J’avais été recruté comme consultant, sans vraiment connaître la signification de ce mot, par une société d’informatique et de télécommunications, appelons-la Foutretech. Suite à un accident, je m’étais présenté à l’entretien avec un bras dans le plâtre, subodorant que cette touche d’originalité involontaire jouerait en ma faveur. Plus inattendu, mes interlocuteurs, le DG et son bras droit (si j’ose dire), insistèrent pour que j’écourte mon arrêt maladie : il fallait commencer au plus vite à travailler sur un projet qui démarrait. Peu importait que je ne puisse pas tenir un stylo pendant les premières semaines.
Le projet en question concernait une banque suisse (appelons-la la Compagnie Vaudoise de Banque). Le jour de mon entrée en fonction, on m’informa d’un retard. Autant dire qu’on m’avait recruté pour me mettre en chômage forcé. Ce qui n’empêcha pas le DG, à la sortie d’une réunion qu’il avait l’habitude d’organiser délibérément entre 18h et 19h, de se montrer désagréablement surpris de me voir quitter les lieux à 19h10 plutôt que de me réinstaller dans mon bureau.
Quand le projet sembla enfin démarrer, j’étais censé me familiariser avec un logiciel de gestion pour aller ensuite aider les clients suisses à le paramétrer. On m’envoya à Lausanne en compagnie de mon supérieur hiérarchique direct, appelons-le Fabrice, et d’un consultant de la société qui produisait le logiciel : un jeune Allemand, appelons-le James. Je ne comprenais pas bien pourquoi nous devions y aller à trois, ni quel rôle Foutretech allait jouer, puisque l’éditeur du logiciel lui-même, notre « partenaire », était de la partie. Sur place, ma perplexité ne fit que croître. Le logiciel n’avait rien de sorcier ; en outre, notre principal interlocuteur, un trentenaire, avait une excellente maîtrise de l’outil informatique.
Au cours de la réunion, pendant que James présentait en détail le logiciel, je ne cessais de me demander à quoi nous servions, Fabrice et moi. Une fois la présentation de James terminée, mon sentiment avait atteint son paroxysme. C’est alors que Fabrice prit la parole pour demander au client : « À ce stade, qu’est-ce que Foutretech peut vous apporter ? » J’en eus le souffle coupé. Le Suisse lui répondit aussi sec : « Eh bien, je vous dirai franchement qu’à ce stade, je n’ai pas besoin de Foutretech. »
Trois ou quatre semaines plus tard, passées à faire semblant de travailler et à tourner en rond, Fabrice décida de lui-même qu’un deuxième voyage à Lausanne, à deux, serait opportun. James n’en serait pas : il s’était disqualifié la dernière fois aux yeux du client en terminant son exposé par un cas pratique dont le thème était la grande distribution, et non la banque : erreur fatale ! Par ailleurs, nos « partenaires » avaient tendance à nous ridiculiser aux yeux de nos clients communs, ce qui avait peut-être aidé Fabrice à prendre conscience de la redondance.
Ma foi, j’étais content à nouveau de prendre le large et de retrouver le plaisir du voyage en TGV, du dépaysement, de l’hôtel luxueux et des petits gâteaux. J’éprouvais tout de même une certaine gêne, car je ne comprenais toujours pas à quoi rimait cette mission. Au retour, je sus que les Suisses non plus n’avaient pas compris. À ce stade, sans doute, ils n’avaient toujours pas besoin de Foutretech. Comme par une réaction en chaîne, mes supérieurs décidèrent alors que Foutretech n’avait pas besoin de moi.
L’autre jour, j’ai discuté avec un informaticien qui m’a expliqué la logique du recrutement dans les sociétés de services informatiques : on recrute des ingénieurs et des consultants (quitte à ne pas les garder) non pas pour des besoins tangibles, mais pour montrer à ses actionnaires qu’on embauche, que la société se développe (puisqu’elle embauche)… Le reste est à l’avenant.
On n’a jamais fini de s’instruire sur ses propres expériences du passé.