À l’occasion de la publication du numéro 11 de la revue Controverses, « Post colonialisme et sionisme », une conférence-débat s’est tenue le 9 juin dans l’arrière-salle d’un café, à Paris. Je me propose de présenter ici un compte-rendu des idées qui ont été exprimées par les trois orateurs, Shmuel Trigano (directeur de la publication), Jean-Pierre Bensimon (rédacteur-en-chef) et maître Sidney Touati, en y mêlant mes propres réflexions.
Shmuel Trigano a rappelé l’objectif premier de la revue, tenter de comprendre la mutation en cours qui accompagne cet inquiétant courant de pensée, né en France et développé aux États-Unis d’où il nous revient, qu’est le post-modernisme, avec ses avatars (post-colonialisme et autres « post-quelque chose »). Dans l’actualité des dernières semaines, trois manifestations de ce courant sont emblématiques : les déclarations du pape au cours de son voyage en Israël, le discours prononcé par le président Obama au Caire, et le livre de Shlomo Sand « Comment le peuple juif fut inventé ».
La « Sainte Famille » fuyant le Massacre des Innocents
Il existe en effet une convergence remarquable entre le voyage du pape en Terre d’Israël et le discours du nouveau président américain au Caire. Benoît XVI et Barack Obama réduisent l’un comme l’autre le destin juif à la Shoah, en même temps qu’ils transfèrent aux Arabes dits « palestiniens » les attributs historiques du peuple juif et d’Israël.
Le pape centre symboliquement sur Yad Vashem sa visite aux Israéliens. À Bethléem, dans son adresse aux Arabes, l’homme à la kippa blanche recourt au registre du religieux, notamment lorsqu’il compare ses auditeurs à la « Sainte Famille » fuyant le Massacre des Innocents. Dès lors, les Juifs sont revêtus de l’habit d’Hérode, l’assassin d’enfants. Les Arabes palestiniens, frustrés de la terre de « leurs ancêtres », deviennent le peuple autochtone chassé de chez lui. De la part d’un pape qui affirmait vouloir dialoguer avec les Juifs, une pareille falsification est bien singulière. On est loin du message de son prédécesseur aux « frères aînés ». Quiconque souhaite nourrir son intellect d’autre chose que les commentaires débiles que nous propose la presse française politiquement correcte, pourra découvrir avec intérêt l’analyse de Shmuel Trigano ainsi que celles de Michel Darmon et de Michel Gurfinkiel.
Dans ce discours du pape comme ailleurs, c’est le signe juif, sans cesse invoqué, le destin juif pris comme référence. Les Juifs sont « mis au centre », mais pour disparaître complètement au bénéfice des autres – en l’occurrence, des « Palestiniens » que l’on cherche aujourd’hui à substituer aux Juifs. On retrouve précisément ce phénomène à l’œuvre dans les propos délirants d’un sémiologue bobo que j’ai récemment analysés (mon article du 4 avril dernier) en faisant remarquer que leur publication au sein même de la revue Controverses était incongrue.
Du Caire à Buchenwald
De même, dans son discours du Caire, Obama assimilera le destin juif et Israël à la Shoah (par ailleurs, la symbolique d’un voyage présidentiel « du Caire à Buchenwald » laisse perplexe) pour évoquer immédiatement après ce qui apparaîtra, dès lors, comme l’équivalent pour les « Palestiniens » : la souffrance en « quête d’un territoire », la « douleur de la dislocation » et « l’occupation » (il ira même jusqu’à qualifier leur terrorisme de « résistance »).
Au plan géopolitique, Obama définit lui-même « le monde musulman » en tant qu’interlocuteur de l’Amérique et de l’Occident, lui conférant ainsi un statut inédit. Par ses références historiques douteuses et erronées, il adopte pleinement le point de vue arabe. En faisant suivre le nom de Mahomet de l’expression consacrée « que la paix soit sur lui », il parle en musulman. La da’wa semble d’ailleurs imprégner son discours d’un bout à l’autre.
Comme l’a fait remarquer Jean-Pierre Bensimon, le président Obama prétend imposer à Israël des réalisations dont son administration et lui-même ne peuvent ignorer qu’elles sont impossibles : stopper la croissance naturelle des implantations juives, permettre la création d’un État arabe en Judée-Samarie et adhérer au Traité de (non-)prolifération nucléaire. Dès lors, la question se pose de savoir pourquoi l’administration américaine fixe des objectifs non atteignables. Que veulent réellement les Américains ? S’il s’agit de faire tomber le gouvernement de coalition de Benyamin Netanyahu, on peut se demander dans quel but, puisque cela ne changerait rien à cette impossibilité. S’il s’agit de faire plaisir aux dirigeants arabes, c’est pour mieux les décevoir sous peu. Autre hypothèse, Obama sait qu’il aura besoin d’un coupable à désigner au moment où, d’ici quelques mois, il devra se justifier de n’avoir pas empêché l’Iran de devenir une puissance nucléaire.
À propos du discours du Caire, on trouvera des analyses autrement plus intéressantes que celles de la presse française dans les articles de Guy Millière, de Charles Krauthammer, de Caroline Glick et d’Anne Bayefsky.
« Les Juifs n’existent pas »
Le troisième phénomène emblématique de l’idéologie du post-modernisme est la thèse de Shlomo Sand selon laquelle « les Juifs n’existent pas ». Ce livre a reçu le prix des journalistes français (le Prix Aujourd’hui), ce qui montre le degré actuel de dépravation morale de la presse française.
Si Shlomo Sand nie le peuple juif, c’est naturellement pour pouvoir nier Israël. La négation du Juif comme peuple est ce qui permet d’en faire l’ennemi des peuples, et par-dessus tout l’ennemi de ce dont on veut faire le modèle en termes de peuple, le peuple par excellence : les « Palestiniens », qui deviennent chez Sand (comme chez Benoît XVI mais de façon plus explicite encore) les véritables descendants des Hébreux ! On n’arrête pas le progrès dans l’ignominie.
Shlomo Sand relève d’un phénomène analysé dans le n°4 de Controverses, « Les Alterjuifs ». Un « alterjuif », c’est un Juif qui bâtit sa carrière et son succès sur le discrédit qu’il jette publiquement sur sa minorité d’appartenance, tout en adoptant cette posture « en tant que juif », au nom de ce qui serait « une autre voix juive ». L’émergence d’intellectuels israéliens adoptant comme Shlomo Sand une posture analogue, bien qu’ils soient issus d’une majorité dominante et non d’une minorité dominée, apparaît à Shmuel Trigano comme une énigme.
Et si les Juifs israéliens se voyaient non pas comme une majorité dans leur pays, mais plutôt comme une minorité au sein d’un univers à plus grande échelle ? L’Israélien, contrairement au Français ou à l’Américain par exemple, n’a pas un seul jour la possibilité d’oublier que le monde ne s’arrête pas aux frontières de son pays (à peine plus de 20 000 kilomètres carrés, dont la moitié est désertique, et l’hostilité permanente tout autour). Dès lors, la condition du Juif israélien, avec tout ce qu’elle peut inspirer comme déviations, ne serait pas fondamentalement différente de la condition du Juif en diaspora (là, c’est ma propre réflexion).
Le Juif, un obstacle à la bonne marche du monde ?
Aujourd’hui, la reconnaissance de ce que les Juifs ont subi est précisément ce qui permet de les nier en tant que peuple ayant droit à sa terre et à son État. Les Juifs se sont sans doute trop souvent laissé enfermer dans cette commémoration quasi universelle de la Shoah, dont la surenchère leur échappe et leur est en même temps reprochée. Plus généralement, les notables juifs et les organisations juives ne véhiculent pas une définition positive de la judéité. Tout se passe comme si les Juifs n’étaient juifs qu’à cause d’Hitler et s’en excusaient. Aujourd’hui, le monde aime les Juifs victimes du nazisme, c’est-à-dire les Juifs morts, alors qu’Israël est tout ce qui reste d’un destin positif et non tragique (Trigano).
Le président Chirac a été l’exemple même d’une personnalité qui rendait aux victimes de la Shoah un hommage d’autant plus appuyé qu’il se sentait autorisé, d’un autre côté, à cracher sa haine à la face des Israéliens en maintes occasions et à encourager les mystifications les plus abjectes. Quand Chirac a honoré les Justes, on pouvait dès lors se demander ce qui allait suivre (Bensimon). De même, quand Obama rend hommage aux victimes de la Shoah, il éprouve le besoin, pour la suite des événements, de montrer qu’il a « les mains blanches ». Concernant ladite suite, on peut donc s’attendre au pire.
Se demandant pourquoi Israël « dérange » autant, Sidney Touati a mis l’accent sur une probable mutation en cours des structures de pouvoir dans la société humaine, qui expliquerait que le Juif revienne au centre des débats. Pourquoi Israël dérange-t-il par exemple l’Algérie ou le Soudan ? Ce qui est en jeu, c’est le système de pouvoir : la religion n’est convoquée que pour asseoir la domination des féodaux arabes.
La souveraineté de l’individu, apport de la Révolution française, s’est trouvée remise en question au moment de l’émergence du fascisme. Or, la responsabilité de l’individu est un concept qui vient du judaïsme. Ce n’est pas par hasard si, à l’époque du fascisme et du nazisme, c’est bien le Juif qui a été désigné comme le gêneur, comme l’obstacle à la bonne marche du monde. Le taux d’abstention record des dernières élections européennes inspire à Sidney Touati cette idée que le pouvoir, ne pouvant plus asseoir sa légitimité sur les individus, rechercherait désormais cette légitimité auprès des groupes, des communautés, des ethnies. C’est dans ce contexte que s’expliquerait le phénomène actuel de communautarisation que le président Sarkozy, par exemple, semble promouvoir au lieu de le combattre. À l’échelle internationale, nous assistons aussi à l’émergence des ONG comme « machines à gouverner ».
En ce qui concerne l’attitude des gouvernants américains face aux Juifs et à Israël, il convient de dénoncer le mythe de leur bonne disposition à l’égard des Juifs – qui fait bon marché du refus de bombarder les accès des camps d’extermination – et celui de la grande amitié des États-Unis pour Israël. Jean-Pierre Bensimon rappelle que George W. Bush, jusqu’au 11 septembre 2001, avait interdit la livraison à Israël de pièces de rechange pour ses hélicoptères, sous le prétexte des éliminations ciblées. C’est le même G.W. Bush qui, en 2006, a légitimé implicitement le Hamas en faisant en sorte que celui-ci puisse participer à des élections organisées en application d’accords que ce même Hamas ne reconnaissait pas. Israël s’est aussi retrouvé à la fin de la liste des priorités de l’OTAN pour la livraison d’avions de combat. Peut-on s’attendre à ce que les Américains, ayant privilégié les enjeux stratégiques d’une politique arabe, entérinent la disparition d’Israël ? Selon J.-P. Bensimon, les États-Unis ne peuvent tout de même pas « se payer ce luxe ». On peut néanmoins craindre que l’objectif de la nouvelle administration soit de parvenir à faire d’Israël un bouc émissaire tout en ménageant l’opinion publique américaine.
La génétique au secours de la raison
La parole ayant été proposée à la salle, un auditeur est intervenu pour défendre le livre de Shlomo Sand, avec deux arguments aussi lamentables que lui : tout d’abord, ce livre était agréable à lire. On conviendra qu’à ce compte, un certain nombre de fables et de mystifications devraient être prises pour argent comptant. L’autre argument était que les Juifs ne sont pas une race. Dans le n°11 de la revue Controverses, G.-E. Sarfati explique que cet argument trahit une conception essentialiste et que les Juifs sont un peuple précisément parce qu’ils ne sont pas une race. Mais surtout, c’était compter sans la présence dans la salle du généticien Marc Fellous, qui a complété la réponse de Shmuel Trigano en rendant compte de ses propres travaux. Ayant procédé à une étude comparative des gènes des quatre groupes ethniques présents sur l’île de Djerba, Noirs, Arabes, Berbères et Juifs, Fellous a constaté que les Juifs, contrairement aux Arabes et aux Berbères, ne s’étaient pas mélangés au reste de la population. Mais surtout, comparant leur ADN à celui des Juifs d’Europe, il a établi que d’un point de vue statistique, les Juifs de Djerba étaient génétiquement plus proches des Ashkénazes que des Berbères. C’est la preuve que les Juifs proviennent bien d’une source commune extérieure à leurs pays de résidence, ce qui infirme la thèse malhonnête de Shlomo Sand. On ne sera qu’à moitié surpris d’apprendre qu’à ce jour, aucun journal français n’a accepté de publier l’article de Fellous (en revanche, l’infâme ouvrage de Sand est un best-seller).
Les autres interventions du public n’ont guère été plus brillantes. Certes, c’est aux imbéciles que l’humilité fait défaut, mais pourquoi des imbéciles viennent-ils écouter des orateurs de ce calibre ? Je me suis dit qu’une conférence-débat, finalement, c’était un peu comme un concert à la fin duquel les musiciens proposeraient aux auditeurs qui le désirent de venir compléter le programme (on imagine le désastre).
(merci à Bellar pour ses précieuses notes)